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Sous les étoiles

Dernière mise à jour : 17 avr. 2023

Arazane. Suite.


Les étoiles brillent au-dessus de nos têtes. Nous nous sommes un peu éloignés du village et avons installé le campement un peu plus loin, au-delà des cultures. La nuit est fraîche et le vent caresse nos visages par intermittence.

Heureusement, ton frère a ramené des couvertures dans un sac énorme qu'il a trimballé sur son vélo. Tu me dis que c'est l'avantage d'être un grand frère ici, que tes petits frères te doivent le respect. Ton autre frère a même monté la tente et préparé mon lit, même s'il n'allait pas passer la nuit ici. Ça me dépasse un peu, je me sens un peu gênée et je ris pour le cacher.

Vous avez allumé un feu dont les flammes lèchent le dessous de la théière. C'est en brûlant un sac plastique que vous avez fait partir le brasier. Il danse dans le noir. Il nous hypnotise.

On s'est réfugiés sous les couvertures en attendant le couscous qui va arriver. J'ai faim. Il est tard et l'après-midi a été bien chargée entre mes deux heures d'attente et la visite que vous aviez préparée.

Vous parlez plus ou moins bien anglais et français. Je vous apprends des mots, vous vous exercez, je vous fais des interrogations surprises. Vous apprenez vite. Votre enthousiasme me réchauffe le coeur.

Je suis au milieu de nulle part, entre deux chaînes de montagnes, à faire du camping sous les étoiles, avec une bande de garçons qui sont devenus comme des frères. Comment est-ce possible ? Par quelle magie mystérieuse certains êtres deviennent-ils, en quelques poussières d'instants, pareils à des êtres que nous avons connu toute une vie ?

C'est étrange, n'est-ce pas, cette sensation que vous m'avez adoptée et que nos coeurs se connaissent d'un ailleurs ? C'est comme rentrer dans un bain chaud, en douceur ; le contact de l'eau est doux et détend mon corps et tout mon être soupire d'un murmure ineffable. Je suis à la maison.

Les autres se sont mis à échanger en arabe et on s'est retrouvés à parler de ton frère. Tu m'as raconté une histoire vraie qui a fait pleurer mon coeur. C'est l'histoire d'un homme qui aimait tellement l'Europe qu'il a choisi d'y tenter sa chance.

Les premières lignes ont serré mon coeur.

Cette histoire, elle parle d'un périple qui a commencé en Turquie, parce que vous n'avez pas besoin de visas pour aller là-bas. Elle a continué avec une traversée périlleuse, avec un voyage à travers les Balkans. Il a passé deux jours sous un camion pour traverser une partie de l'Europe Centrale. Il a connu les violences policières et la prison. Son histoire ne s'est pas arrêtée pour autant.

J'ai senti mon coeur se fendre en deux, il doit y avoir un grand cratère et une cascade immense à cet endroit, à force qu'il ne s'ouvre au même endroit.

Les étoiles ont été témoin de mon chagrin. Elles ont enveloppé cette histoire avec plus de pudeur que moi. J'aurais voulu renverser ce monde à l'envers. J'aurais voulu créer un immense brasier, taper du poing sur la table, inviter ton frère dans ma maison ; j'aurais tant voulu qu'il puisse en être autrement.

On est tous les deux, côte à côte, sous nos couettes respectives et tu m'as accueillie comme ta soeur chez toi, ça a été si facile de venir ici, mais toi, tu ne pourrais probablement pas poser le pied sur ma terre natale, même avec un dossier solide. Tu veilles ici sur moi, et je ne peux rien faire pour ton frère et son âme amochée et ses rêves et son futur en origami et sa solitude et l'Europe qui s'est refermée sur lui, comme un couvercle.

Son histoire résonne dans mon monde intérieur et vient s'ajouter aux nombreux visages dont les lèvres m'ont raconté les mêmes lignes. J'ai le tournis, mais je reste avec toi.

Tu me dis qu'il n'a plus ses papiers, qu'il attend une décision de justice, qu'il est dans un camp en Allemagne, qu'il n'a pas le droit d'en sortir, qu'il récupère mais que c'est difficile, qu'il avait été sacrément abîmé par tout ce qu'il a traversé mais que ça commence à aller mieux, qu'il ne sait pas quoi faire, que c'est trop dur, qu'il va peut-être tenter sa chance dans un autre pays.

Je ferme les yeux. Quand un coeur se brise nettement en deux, ça doit bien faire un bruit, non ? S'il heurte le sol et qu'il devient éclats poussière murmure ? Un silence pareil à un hurlement traverse le ciel. Je connais bien trop le système pour savoir ce qui l'attend.

Comment se fait-il qu'un continent qui se prétende le défenseur des droits de l'Homme puisse faire cela ? Comment se fait-il que certains hommes, lorsqu'ils franchissent une frontière, ne deviennent plus rien ?

Des cascades s'écoulent de mon coeur sous le ciel étoilé.



PS: Photo de Paul Volkmer (Unsplash)

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