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On en parle ?

Dernière mise à jour : 9 juil. 2022

Sud de Beyrouth.

J’ai fini ma journée. Il est 19h. Les enfants ont pris les bus qui les ramèneront chez eux, nous nous sommes dit au revoir sur le pas de la porte.

Mon sac pèse lourd sur mes épaules et je glisse mes doigts sous les bretelles en espérant m’alléger un peu. C'est devenu une habitude, ces derniers mois, de me balader les mains contre le corps, le sac sur le dos.

Je descends les marches pour rejoindre le rez-de-chaussée. Le centre est vide. Nos activités étaient les dernières à avoir lieu. Mon masque me pèse, j’aimerais respirer.

J’ai les paupières lourdes et le corps engourdi. Ma journée a commencé à 9h et il est temps de se mettre en pause.

A peine sortie, je retire mon masque et respire. J’aime tant respirer à pleins poumons.

L’air est vicié. On voit clairement la couche noire de pollution quand nous sortons de Beyrouth et nous y revenons, mais l’air est le souffle de la vie.

Je sors mon téléphone pour commander un bolt. Cinq minutes d’attente.

Je me rends au point de rendez-vous que j’ai posé sur la carte.

Les taxis me klaxonnent, mais je les ignore. C’est justement pour les éviter que j’utilise une application. Parce que le prix de la course est écrit au moment de la commande du taxi et parce que je peux rentrer la localisation exacte de mon point d’arrivée.

Pas de négociation, pas de refus sur ma destination, pas d’arnaque, pas d’angoisse.

Pas de doute sur le prix et l’arrivée.

Le bolt m’appelle pour savoir où je suis et où je vais. Je lui réponds en arabe, il est juste là, je lui demande si c’est bien lui, Ahmed, de bolt.

Il me dit que oui, alors j’ouvre la porte et je m’installe sur la banquette arrière.

Ahmed me salue en souriant. Il ouvre la discussion en arabe.

Je lui réponds et puis vient une question que je ne comprends pas.

Il me répond qu’il croyait que je parlais arabe car nous avions échangé en arabe.

"Tu es russe ?

-Non, française.

-J’aimerais bien aller en France.

-Où en France ?

-N’importe où."

La conversation coule et il lui faut à peine quelques minutes pour me demander mon âge, ce que je fais au Liban et si je suis mariée.

Pour me dire que je suis jolie aussi.

Le malaise s’installe mais il ne le voit pas, il continue. Je fais mine de ne pas comprendre mais il insiste, il m’explique en libanais, il me montre son corps en dessinant des formes.

Il se retourne régulièrement pour me parler et j’aimerais descendre j’aimerais arriver.

Il était si gentil et la conversation a si vite dérapé vers ce harcèlement ordinaire.

Je vois qu’il n’a pas pris la route que nous prenons habituellement et une lumière rugit dans mon cerveau.

Il en vient à me dire que je suis belle et que j’ai du pouvoir sur les hommes -merci mais là, si je n’étais pas dans un taxi, je serais partie en courant.

Nous avons déjà passé le stade où il m’a demandé en mariage et j’ai refusé et il a insisté et je lui ai dit que j’aimais ma liberté et il m’a répondu qu’il donnerait à sa femme toute la liberté.

La phrase résonne encore aujourd’hui sous mon crâne, plusieurs semaines après. Qu’il donnerait à sa femme toute la liberté. J’ai dû mal à y croire tellement c’est fou. Y a-t-il encore des hommes qui croient qu’il est de leur droit de « donner » de la liberté à leur femme ? Que c’est une chose en leur pouvoir ?

Que la liberté se donne et se reprend ?

La liberté se vit intensément.

Mais nous tournons à droite et je me rends compte que nous irons à destination. Il me fait alors une nouvelle remarque, un argument censé l’aider à obtenir ce qu’il veut, car ça y est, il a tellement insisté que j’ai fini par lui dire qu’il y avait quelqu’un dans ma vie -même loin, il est là. Il me dit que je suis une femme et que j’ai besoin que l’on me prenne dans ses bras.

Je boue intérieurement mais mon cerveau ne pense qu’à survivre à cet échange.

Alors, je garde en moi tout ce qui fuse et que je voudrais lui dire.

Parce que toi, tu n’as pas besoin qu’on te prenne dans les bras ?

Depuis quand tu sais mieux que moi ce dont j’ai besoin ?

C’est quoi cette tentative de manipulation à deux sous ?

J’aperçois Sodeco square et je sais que je n’ai plus que deux minutes à tenir.

Il me demande si je fais du sport et son regard a une lueur que je n’apprécie pas. Il me propose de devenir mon coach sportif. Non merci, je vais descendre ici.

Oui oui ici c’est très bien. Ce n’est pas mon domicile mais il vaut mieux marcher que de continuer ainsi.

Il se retourne une dernière fois et embrasse sa main pour m’envoyer un baiser. Au revoir, habibi qu’il me dit.

En écrivant ses lignes, habibi a envie de te faire un doigt d’honneur. Depuis quand suis-je ta chérie ?

Il y a cette voix sous mon crâne qui me dit qu’il était gentil, au fond. Eh, mais la gentillesse ne vous donne pas le droit d’avoir des comportements inappropriés.

Eh, mais le fait d’être un homme ne vous donne pas le droit d’avoir des comportements inappropriés.

Le pire dans tout ça ?

Que cette conversation fait écho à tellement d’autres échanges que j’ai eus à Paris, à Lyon ou ailleurs. Des conversations qui ne font qu’alimenter un sentiment d’insécurité dans les rues, dans les transports en commun, dans les lieux de vie.

Autant d’incidents dont on ne parle pas car ils sont des tout petits instants de la vie, des moments de rage, de solitude -et d’humiliation ?


Dites-moi, qu’y a-t-il dans la tête des hommes ?

A bas le patriarcat.



PS: Le nom a été changé.

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Arazane

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