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Damas, la reine des roses

24 D. 25 D. 26 D.

Je cherche mon siège des yeux dans l'avion. Mon regard se pose sur le siège indiqué sur mon billet et les deux personnes qui occupent déjà les deux sièges proches de la rangée. Le siège vide est près de la fenêtre. Ce n'est pas le mien -je devrais m'asseoir à côté du couloir-, mais ça me va bien.

Je m'excuse et montre du doigt mon siège.

Le couple de personnes âgées comprend. L'homme se lève en premier et sa femme, après un "yalla" qui prend le sens de "allez", se meut avec difficulté.

Je m'assois, et en habituée, range mes affaires sous le siège de devant et me laisse porter par le nuage de confusion et de fatigue qui agit comme une drogue sur mon esprit.

Je ne sais pas trop ce qui m'arrive.

Dix jours intenses s'abattent à nouveau sur moi.

Je quitte la Turquie.

J'étais en Turquie.

Je rentre au Liban. Je rentre au Liban ?

La confusion règne et je laisse les pensées se bousculer sous mon crâne. Après tout, il ne me reste plus qu'à les laisser aller. Laisser partir mon amoureux, laisser partir ces visages familiers, laisser partir se confort nouveau. Se reposer.

Ma voisine s'installe à nouveau difficilement. Ses mouvements sont gênés par son surpoids ou son âge. Elle chercher sa ceinture, que je lui indique du doigt. Elle est tout de noir vêtue. Abaya noire (ce vêtement large et long que porte certaines femmes au Moyen Orient au-dessus de leur tenue) et voile noir tenu par une épingle juste sous le menton (c'est la première fois que je le vois porté ainsi). Les tissus ont l'air doux et fluide.

Même son sac est noir. Il est brillant et rigide. Elle le pose sur ses genoux et en sort un livre à la couverture grise. Je ne peux m'empêcher de jeter un coup d'oeil curieux.

Le Coran.

Elle pose ses lunettes sur le bout de son nez et entame sa lecture. Ses doigts suivent les mots et ses lèvres chuchotent la mélodie du message sacré.

Je frissonne.

La climatisation est toujours forte dans les avions. Je sors mon pull et me prépare à somnoler.

Nous n'avons toujours pas bougé. Un hôte de l'air passe dans le couloir et demande en anglais à ce que chacun mette ces bagages sous le siège de la personne de devant.

Ma voisine se tourne vers moi et je comprends qu'elle n'a pas saisi ce qu'il disait. Je lui traduis en arabe en lui montrant son sac posé sur ses genoux et l'espace où elle est censée le mettre.

Je crois que c'est comme ça qu'on a commencé à parler. Ou c'est un peu plus tard qu'elle s'est tournée vers moi et qu'elle a commencé à me demander si j'étais libanaise (je ne sais pas si c'est par politesse, pour lancer une conversation ou parce que mon arabe avait vraiment fait illusion, mais j'ai décidé de le prendre comme tel), qu'est-ce que je faisais au Liban et si je parlais l'arabe (un peu, ça me semble évident vu que la conversation se passait en arabe).

A cet instant, malgré la fatigue et l'envie qu'on me laisse dormir, il y avait une petite voix en moi qui, sur un fond de musique religieuse, s'extasiait que c'était pour des moments comme ça que j'avais donné tant d'années et d'efforts à la langue arabe.

Je lui ai retourné la question "et toi, d'où viens-tu ?". Ses yeux se sont remplis de larmes instantanément. Mon coeur s'est serré devant ce chagrin qui emplissait soudain l'espace entre nous.

"Dimashq" m'ont dit ses lèvres.

Damas.

Visiter Damas demeure un rêve pour moi et mes yeux s'allument autant que je soupire dans mon coeur du chagrin qu'elle porte.

Ma voisine -je n'ai pas pensé à lui demander son prénom- prend quelques inspirations pour ravaler ses larmes et je m'excuse. Je ne pensais pas que ma question pouvait générer tant d'émotions.

Je lui dis que je rêve d'aller là-bas et elle n'a pas suffisamment de mots pour me parler de la beauté de Damas. Damas et ses roses.

C'est étrange de parler de Damas sans évoquer la guerre qui y a fait rage.

Elle me dit qu'il n'y a pas de vol vers Damas depuis la Turquie, il faut donc passer par le Liban. Elle me dit que les jeunes fuient le pays et qu'il ne reste plus que les vieux, comme elle. Elle me dit qu'il y a tant de similarités entre le Liban et la Syrie et nous parlons de nourriture. Elle me dit que le sol libanais est particulièrement bon et qu'elle est allée au Brésil et que les fruits n'y ont aucun goût. Elle me dit que les pommes du Liban ont une odeur et l'expression de bonheur sur son visage suffit à finir sa phrase. Elle me dit aussi qu'une partie de cette terre a été volée par Israël parce qu'elle est si bonne - et ce récit fait écho à d'autres et quelques clics sur internet me suffisent, plus tard à confirmer qu'il ne s'agit pas d'un mythe.

Il y a des petits instants comme ça, où elle baisse la voix et mets sa main autour de ses lèvres pour que ces mots ne soient recueillis que par moi. Des mots comme "Israël" ou " politique".

Nous sommes dans le même avion pour deux destinations différentes et je me demande qu'elles sont les histoires que cette femme portent. Je me demande qu'elles sont les histoires qui racontent sa difficulté à se mouvoir et ses yeux rougis à l'évocation de sa ville d'origine.

Et je me demande pourquoi le monde entend si peu les larmes de Damas, de Beyrouth et de Sanaa.





PS : la photo des roses de Damas est de Erol Ahmed (sur unsplash).


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